Antoinette Le Normand-Romain, conservateur honoraire du patrimoine, invitée par l’association Arts et cloître a donné une conférence fort intéressante qui a amené à réfléchir à la fois à l’évolution de notre regard sur les œuvres de notre patrimoine et à la dimension dramatique de la sculpture.
« Je ne vais pas vous parler de la représentation du temps dans la sculpture comme c’est le cas du mausolée du Maréchal de Saxe, réalisé par Pigalle pour l’église St Thomas à Strasbourg », introduit Antoinette Le Normand-Romain, ancienne conservatrice du musée Rodin et ancienne directrice de l’INHA (Institut National d’histoire de l’art). Mais du processus d’évolution où le temps est véritablement la quatrième dimension de la sculpture. Ceci vient s’ajouter par surcroît à la mise en œuvre de la sculpture. La sculpture c’est d’abord le temps de la réflexion ou des hésitations de l’artiste mais aussi celui du modelage, du moulage, de la taille ou de la fonte selon la technique choisie. Mais elle souligne ensuite que « le temps est aussi par lui-même un agent de la transformation de l’œuvre sculptée, qui érode la sculpture en extérieur et lui confère une dimension dramatique. Selon le mot de Victor Hugo, le temps est un grand sculpteur », qui va lui amener un supplément d’âme.
« Jamais on n’a eu l’idée d’extraire ainsi la cervelle d’un homme et de la lui appliquer sur la figure ».
A quand remonte cette conception ? « Dès le XVIe siècle, personne, Michel-Ange y compris, n’avait osé toucher à certains fragments antiques, tels le Torse du Belvédère , jugé parfait, mais c’est seulement à la fin du XIXe siècle, avec Rodin, que la forme incomplète ou accidentée acquiert le statut d’œuvre aboutie. » Antoinette Le Normand-Romain convoque son auditoire au cœur de la Création de Rodin, avec la longue réalisation de la Porte de l’Enfer par exemple qui l’accompagne toute sa vie. Pour Rodin, la lenteur est une vertu. Il redécouvre aussi l’œuvre de Michel-Ange.
La conséquence va en être la simplification des volumes de ses sculptures voulue par l’artiste lui-même pour la Porte de l’Enfer ou l’accentuation des « cicatrices » de l’œuvre sculptée. Bourdelle ( masque d‘Apollon ) et Matisse lui emboîteront le pas. C’est la même chose pour la muse de la Poésie ou la voix intérieure de Rodin, sculpture tirée de la Porte de l’Enfer et réalisée en plâtre en 1895 puis fondue en bronze. Rodin choisit de lui couper les bras et le genou et l’inséra dans le Monument à Victor Hugo qu’il réalise alors. Il envoie cette figure partout mais elle est reçue de façon très diverse car elle semble inachevée. Les critiques ne manquent pas et Rodin en est très meurtri. Son Monument à Victor Hugo représente le poète assis, dans une posture méditative. Sa première composition, jugée confuse, l’écarte du Panthéon auquel l’œuvre était destinée.
Rodin réalise aussi une sculpture de Balzac ( Monument à Balzac ) en opérant une véritable révolution esthétique loin d’un portrait ressemblant, éliminant tout accessoire, tout attribut ou figure allégorique, pour mettre la vigueur de son modelé et le jeu des ombres et des lumières au service d’une représentation de la force créatrice de l’écrivain ce qui fait dire au polémiste Jean Rochefort : « jamais on n’a eu l’idée d’extraire ainsi la cervelle d’un homme et de la lui appliquer sur la figure ».
Rodin s’élève aussi contre la volonté de restaurer les cathédrales de France, amputées de leurs sculptures. Comme le disait Hugo : « d’un beau palais, le débris est plus beau. » D’où nous provient peut-être cette volonté actuelle de ne restaurer qu’en montrant la main du restaurateur ? Un bronze du Penseur a été vandalisé en 1870 à Cleveland comme manifeste contre la guerre et laissé tel quel. Il semble que « le regard change sur ces œuvres accidentées, l’action du temps leur donne quelque chose de plus, » conclut la conférencière.
Elle achève sa conférence par une œuvre de Bertrand Lavier de 1993 intitulée Giuletta qui représente un modèle emblématique de la marque Alfa Roméo mais cette voiture rouge est accidentée. Elle a été achetée telle quelle après que l’artiste se soit assuré que l’accident subi n’avait pas été mortel.
Comment comprendre tout cela ? « Il semble que ce qui était depuis la Renaissance un goût plutôt littéraire, associé à une conscience du temps qui passe, s’accentue sous la poussée du romantisme pour devenir véritablement dramatique au XXe en raison des guerres si meurtrières du XXe et sans doute aussi d’une communication qui fait que nous sommes au courant en temps réel de tout ce qui arrive. Pensez aux Twin Towers qui se sont écroulées sous nos yeux, grâce à la télévision. Il y a une sorte d’accélération du temps qui nous rend plus sensible à notre fragilité », ajoute-t-elle encore.
L.L.
Article paru dans les D.N.A. du 24/02/2018
Pour écouter l’interview d’Antoinette Le Normand-Romain, suivre le lien suivant: