Nathalie Nabert a donné une conférence très éclairante sur la figure de Saint Bruno dans la tradition des chartreux pour les dix ans d’Arts et cloître et les 410 ans de la pose de la première pierre de l’église de la Chartreuse.
Si nous connaissons peu de chose sur Saint Bruno, qu’en disent les sources historiques, littéraires et spirituelles ? D’abord, que « lorsqu’il se retire du monde, cela n’a rien à voir avec un projet de fondation d’un ordre de sa part. Il est la marque d’un appel intime à la solitude et à la paix. Bruno, après son retour d’exil et la déposition de Manassès par le pape, ne souhaita pas reprendre sa chaire à l’école cathédrale, ni son titre d’écolâtre, ni sa charge de chancelier et encore moins remplacer l’archevêque déposé », précise Nathalie Nabert (*).
Il a besoin de se mettre à l’écart du monde à plus de 52 ans, à une époque où l’on est déjà considéré comme vieux. Ensuite, il se rend près de Troyes, à Sèche-Fontaine avec deux compagnons, Pierre et Lambert. Ils mènent tous les trois une vie d’ermite avec l’accord de l’abbé de Molesmes. Ils sont nombreux à y affluer et le rattachement au monastère et à la vie communautaire s’impose. Ce qui fait fuir Bruno avec six compagnons, vers 1083, désireux de poursuivre une véritable vie d’ermite.
Solitude et silence dans la Chartreuse
La direction de Grenoble est prise car le saint évêque Hugues est un ancien élève de Bruno et il leur attribue une terre désertique dans le massif de Chartreuse. La charte de donation des terres est ratifiée le 9 décembre 1086. « À la manière des anciens moines d’Égypte, ils habitent constamment des cellules isolées où ils ne cessent de s’adonner au silence, à la lecture, à l’oraison et au travail manuel, surtout à la copie des livres. » « Ce que la solitude et le silence du désert apportent d’utilité et de divine jouissance à ceux qui les aiment, ceux-là seuls le savent qui en ont fait l’expérience, » écrit Bruno à Raoul le Verd.
Ensuite, les seuls témoignages autobiographiques sur Bruno datent de 1096-1101 et donnent une piste de réflexion sur les modèles qui l’ont inspiré. Ces lettres sont rédigées depuis la Calabre où Bruno s’est retiré dans un ermitage après avoir servi quelques mois à Rome auprès du pape. Il s’agit de la lettre à Raoul le Verd inspirée de celle d’Héliodore du 4e siècle. Et de la lettre donnée à Landuin (1099-1100), prieur de la première communauté de Chartreuse pour exhorter au maintien de l’observance. La première s’inspire de saint Jean Chrysostome pour la description de la beauté de la nature, du deuxième livre des Dialogues de Saint Grégoire et surtout des conférences de Jean Cassien d’où il tire l’image de « l’arc tendu » pour désigner la vie spirituelle du solitaire. « Il résulte des analyses des lettres de Saint Bruno une quasi-ignorance sur les choix explicites de ses modèles de vie érémitique, sinon par assimilation des sources scripturaires et patristiques où semblent dominer les références aux figures contemplatives de l’Ancien et du Nouveau Testament comme Rachel, épouse de Jacob et Marie de Béthanie, sœur de Marthe, » indique la conférencière. Toutefois, Saint Bruno a eu connaissance du monachisme égyptien par l’intermédiaire de Cassien. Elle ajoute : « On peut estimer que c’est le regard extérieur des premiers témoins porté sur l’œuvre de saint Bruno d’une part, et d’autre part le travail de législation de Guigues 1er qui ont assumé la transmission de modèles de la vie érémitique des chartreux. »
Maître dans l’art de commenter les psaumes
Les titres funèbres et les éloges postérieurs laissent apparaître les mentions simultanées de Bruno passé maître dans l’art de commenter les psaumes et les Écritures et de Bruno, fondateur historique de l’ordre des Chartreux. Curieusement Bruno n’a pas été tout de suite après sa mort érigé en figure de saint malgré l’éloge des titres funèbres tandis que c’est le cas d’Hugues, évêque de Grenoble, encensé par les sources contemporaines. « Guigues 1er, cinquième prieur de Chartreuse est celui qui a donné les Coutumes et en quelque sorte la Règle aux chartreux. Bruno n’apparaît que tardivement. » En effet, la Mémoire de l’Ordre et l’hagiographie populaire édifient une légende autour de Saint Bruno, mort en 1101, dès 1298 pour culminer au 16e siècle, somme toute très tardivement.
(*) Doyen honoraire de la Faculté des lettres de l’Institut catholique de Paris et directrice du CRESC (Centre de Recherches et d’études de spiritualité cartusienne).
L.L.
Article paru dans les D.N.A. du 27/10/2016.