Saison 2010-2011

Pérégrinations artistiques entre Orient et Occident

L’association Arts et cloître a reçu à la chartreuse Lydia Harambourg, critique d’art et correspondante de l’académie des Beaux-arts pour une dernière conférence qui a brillamment fait découvrir les univers de deux peintres franco-chinois, toujours vivants, devenus académiciens : Chu-Teh -Chun et Zao-Wou-Ki.

Après guerre, Paris est une ville phare, où les grandes figures que sont Picasso, Matisse, Bonnard ou Léger attirent les artistes de tous pays (États-Unis, Chine…) avec des facilités d’étude et d’exposition. Ainsi en est-il de la venue des Chinois Zao-Wou-Ki en 1948 et Chu-Teh-Chun en 1955. Tous deux, issus de la haute société chinoise, ils sont passés par l’école des Beaux-arts de Hangzhou, ville intellectuelle, admirée en son temps par Marco Polo. Ils y apprennent les bases du dessin et de la peinture, découvrent de grands artistes comme Cézanne, Matisse ou Picasso par livres interposés et photos en noir et blanc. Leur premier réflexe, une fois à Paris est de se précipiter au Louvre. Ils dessinent des nus à la grande chaumière et suivent des cours de français par l’Alliance française, tout en se liant avec de nombreux artistes ou poètes.

Si la peinture de ces deux peintres est l’expression de deux cultures, Lydia Harambourg (*) indique une différence fondamentale entre Orient et Occident : « Alors que le peintre occidental décrit un paysage, l’Oriental partage sa dimension cosmique ». Le peintre chinois dévide les fils de sa vision. « Le tao enseigne qu’il faut éprouver physiquement le monde, en rupture totale avec l’illusionnisme pictural. La toile est le terrain où affleure la peinture comme lien mémoriel. Chu- Teh -Chun emmène avec lui l’espace mental que lui ont appris les maîtres Song », dit-elle. L’Occident des années 1950 retrouve avec le recours aux signes et la généralisation de l’abstraction le principe des calligraphes chinois.

Lydia Harambourg met en évidence les étapes et influences successives, déterminantes pour Chu-Teh-Chun. Cézanne pour les notions d’espace et de lumière, Nicolas de Staël pour la construction de la toile et enfin Rembrandt pour le contraste du clair-obscur. Chu-Teh-Chun expose pour la première fois en 1958. « Sa peinture devient le lieu de toutes les plongées comme des ascensions et la surface est appréhendée comme un espace poétique […] Il infléchit son acte pictural en expression spirituelle ». Ce n’est qu’en 1987 qu’il pourra retourner en Chine pour y exposer. En 1990, disposant enfin d’un atelier, il fait de grands formats. Depuis 2009, le peintre, très âgé et malade, ne peint plus.

À la différence de Chu-Teh-Chun, Zao-Wou-Ki s’est beaucoup exprimé sur sa peinture. Ainsi, il mentionne ceci : « Picasso m’avait appris à dessiner comme Picasso mais Cézanne m‘a appris à dessiner la nature chinoise » ou encore « ce qui est abstrait pour vous est réel pour moi », à propos de sa première peinture abstraite « Vent » (1954).

Il peint à main levée à plat ou en hauteur. Pour lui : « Le flou, lointain reflète l’esprit de contemplation. Il donne à voir le monde où haut et bas, loin et près se confondent ». Bien vite, Zao-Wou-Ki cesse de donner des titres à ses œuvres, l’état d’âme d’une œuvre devant suffire. Ces deux artistes ont également en partage une certaine spiritualité et l’amour de la musique. « Dans l’œuvre de Zao-Wou-Ki, le ciel prendra de plus en plus d’importance, ses tons deviendront de plus en plus doux et son écriture de plus en plus fine. Sa peinture, très évanescente, presque insaisissable, invite à un voyage en esprit. Il ne faut pas que le tableau soit l’illustration d’une anecdote. Ce qui compte, c’est le rythme ».

Enfin, à propos de la démarche très spirituelle et intellectuelle de ces deux artistes, une citation du franco-chinois François Cheng à méditer : « Le vide est le lieu par excellence où s’opèrent les transformations, où le plein serait à même d’atteindre la vraie plénitude »

(*) Auteur d’un dictionnaire des peintres de la Nouvelle École de Paris.

L.L.

Article paru dans les DNA du 29 avril 2011.

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La croix, source d’inspiration

Sujet peu connu, la croix vue par les artistes du XX e siècle a fait l’objet d’une conférence remarquable de Jérôme Cottin, professeur de théologie et historien de l’art, invité par l’association Arts et cloître. Une vraie leçon d’art contemporain que l’auditoire a particulièrement appréciée.

Le sujet de la croix vue par les artistes du XX e siècle est tellement vaste que Jérôme Cottin lui a consacré, suite à une thèse universitaire d’habilitation, trente-six heures de cours.

D’emblée, il prévient son public : « Si vous êtes déstabilisés, c’est bien. Le but de l’art contemporain est de nous sortir de nos schémas habituels ». La rupture avec l’art traditionnel a été préparée par l’impressionnisme et les mouvements qui ont suivi. Une autre particularité de cette période réside dans le fait que « les artistes ne veulent plus de christianisme, mais qu’ils continuent à faire des crucifixions, alors qu’au début du XXI e siècle, le dialogue est apaisé entre christianisme et artistes. Ils ne veulent plus non plus obéir à aucune commande ».

L’influence du retable d’Issenheim est notable chez les artistes du XX e siècle « qui se sont inspirés de l’angoisse et du malheur dégagés par cette œuvre ». C’est le cas du polyptyque en neuf parties d’Emil Nolde, de 1911-1912, sur la vie du Christ (exposé par Hitler avec « l’art dégénéré » en 1935-1936 à Munich) où il peint le Christ sous des traits sémites pour la première fois, ce qui fait scandale.

Le Reich interdit à Nolde de peindre et l’assigne à résidence. Et du crucifix de Germaine Richier de 1950, commandé par le père Couturier (artiste, prêtre et amateur d’art, fondateur de la revue des Arts Sacrés) pour Notre-Dame de toutes grâce au plateau d’Assy. « L’artiste a dialogué avec les malades pulmonaires, a lu la Bible et a voulu représenter le Christ comme serviteur souffrant (Isaïe 53, v 2 à 5). L’artiste et la sculpture ont toutefois été condamnés par le Vatican. Elle ne fut remise en place que dix-sept ans après, sous la pression populaire », ajoute-il.

Arnulf Rainer, artiste autrichien, a pu établir un dialogue fructueux avec l’archevêque de Vienne et a développé toute une quête spirituelle derrière le motif de la crucifixion, sans aucune limite de l’imagination.

Pour le XX e siècle, que ce soit Graham Sutherland ou même Francis Bacon (trois études pour un crucifix), les artistes s’approprient librement ce thème et le développent à travers leur imaginaire, jusqu’à brouiller les pistes ou défendre des points de vue opposés (affiche de Coca-Cola utilisant une crucifixion).

Croyants de toutes religions et incroyants ont été fascinés par la crucifixion, non sans jouer de toutes les provocations ou ambiguïtés possibles.

Jusqu’à une crucifixion de Georg Baselitz, qui peint le Christ en croix la tête en bas. « Depuis le début des années 2000, les églises chrétiennes s’ouvrent à un nouveau langage de l’Église avec l’art. C’est le cas à Sainte-Marie-Des-Anges à Rome, où Igor Mitoraj a réalisé des portes en bronze en 2003, avec une figure du Christ dont on ne sait si c’est le crucifié ou le ressuscité car son corps semble coupé par la croix. Cette œuvre se lit dans les deux sens (mort ou résurrection) ».

Mais malgré tout, « il faut être attentif au message de l’œuvre qui peut être spirituel, chrétien, éthique et qui va toujours au-delà des codes établis, se servant même quelquefois du spectateur pour se construire », conclut-il. Une conférence qui en appelle d’autres sur ce sujet inépuisable, au cœur du mystère chrétien.

L.L

Article paru dans les D.N.A. du 3 avril 2011

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Belle affluence et remarquable performance de Béatrice Marchal, invitée d’Arts et cloître, pour sa conférence qui éclaira l’origine de la vocation du musicien Olivier Messiaen, tissée par les liens étroits qu’il eut avec sa mère Cécile Sauvage, poète de talent presque oublié, avec la complicité d’Anne-France Delarchand pour la lecture des poèmes.

Béatrice Marchal, auteur et docteur en lettres, a longtemps travaillé sur la poésie de Cécile Sauvage et ses sources. Elle a mis en valeur, avec beaucoup d’intelligence et de perspicacité, cette vie de poète, fauchée en pleine jeunesse, la qualité de cette poésie et le rôle primordial qu’elle joua dans l’éveil de la sensibilité et de la spiritualité de son fils Olivier, seul musicien de la famille. Aînée de trois enfants, Cécile Sauvage a un père poète et passe toute son enfance en Provence. « Menue, vive, rose, petite, brune, elle ne répandait aucunement la mélancolie autour d’elle ».

Sensible à la nature, elle publie des textes au Mercure de France qui retiennent l’attention du jeune secrétaire de rédaction de la revue Forrézienne, Pierre Messiaen. Ils s’écrivent et se marient en 1907. Le jeune couple s’installe en Avignon et Olivier Messiaen naît le 10 décembre 1908.

Cette première grossesse nourrit son inspiration d’où le recueil de « L’âme en bourgeon ». « C’est mon plus beau titre de gloire alors que ma mère m’attendait » dira Messiaen persuadé que «L’âme en bourgeon» a influencé sa carrière et destinée (cf 11 ème regards sur l’enfant Jésus). Puis son frère, Alain, naît en 1912 à Grenoble.

Cécile publie en 1913 un autre recueil « Le vallon », également au Mercure de France. Béatrice Marchal révèle le contexte familial de haute culture dans lequel est élevé le jeune Olivier où on lit aussi bien Virgile, Dante que Shakespeare (son père est traducteur), Balzac, Dickens, Tolstoï ou les poètes romantiques anglais. Il est initié par les opéras aux grands mythes. Olivier Messiaen dira : « C’est à Grenoble que j’ai découvert que j’étais musicien » (il avait alors 7 ans et demi). « Il venait juste de recevoir l’Orphée de Gluck : il s’est aperçu qu’il entendait cette musique intérieurement. Les dons hors du commun du jeune Olivier Messiaen entraînent l’installation de la famille à Paris où Olivier est inscrit au conservatoire ».

«La musique pour Messiaen est une forme de silence»

Huit ans après la jeune Cécile meurt d’une phtisie galopante, « un suicide lent » selon le mot de Pierre Messiaen. Comment la jeune brunette vive et enjouée a-t-elle pu se laisser mourir ainsi ? Un lourd secret de famille pesait sur toute tentative d’étude. Jusqu’au jour où Béatrice Marchal eut la chance de gagner la confiance d’Yvonne Loriot, deuxième femme de Messiaen qui lui ouvrit un jour ses archives familiales. Elle y découvre que Cécile Sauvage eut une liaison en 1914 avec Jean de Gourmont qui lui révéla paradoxalement le sens de l’amour et la mit sur un chemin de foi. Puis la guerre les sépara.

Black-out familial sur une partie de l’œuvre de Cécile Sauvage qui fut le chantre de l’amour et de la maternité. « Olivier Messiaen reçut d’elle la valeur du silence comme milieu privilégié de la communication. Comme parler faisait mal, la musique se passe de mots et la musique pour Messiaen est une forme de silence. En décembre 1918, on lui offre « Pélléas et Mélisande » de Debussy pour lequel il aura un vrai coup de foudre qui lui ouvre les portes de la composition. De façon inconsciente, il retrouve le drame de sa mère » conclut-elle.

Un fil rouge qui donne désormais à entendre la musique et la carrière de Messiaen, autrement.

L.L.

Article paru dans les DNA du 3 mars 2011.

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Contes pèlerins

Magnifique prestation de Nicole Docin-Julien, conteuse et de Jean Lucas, chanteur et musicien. Leur conte sur les pèlerins a séduit la chartreuse.

L’idée était de réunir petits et grands autour d’un spectacle musical tout public qui mette en mouvement vers Noël mais pas simplement extérieurement. Pour cela, l’association Arts et cloître, en partenariat avec le Crédit Mutuel, a fait appel à ce duo d’artistes sensible aux vieilles pierres et à la mémoire tout autant qu’à « la vie du dedans ».
La belle voix rocailleuse de Jean Lucas, accompagnée à l’accordéon, au tambourin, à la guimbarde ou au xylophone permit de voyager le long du chemin de Compostelle. Et la grande complicité entre les deux artistes fut garante de la qualité du spectacle.
Les yeux écarquillés et le sourire communicatif, Nicole Docin-Julien a mené son public avec gourmandise à la rencontre d’étonnants personnages dans son univers à elle. En quelques phrases, le décor est planté et le ton donné.
Ce fut d’abord le joli conte du jongleur de Notre Dame au temps des troubadours. L’air de ne pas y toucher, le public se retrouve au monastère avec un jeune novice qui s’aperçoit qu’il n’est pas si simple d’être moine et qu’il ne sait rien faire à part sauter et danser ! Sauts d’Espagne ou sauts de Flandres, la conteuse suggère avec malice et permet de visualiser la scène.

Maître Soufi ou derviche errant enchantent le public avec leurs tours et détours prévisibles ou imprévisibles. La vieille befana à la poursuite des rois Mages marche longtemps « mais elle avait tant à donner que plus elle donnait plus il y avait à donner ».
Beaucoup d’humour, de générosité et d’altruisme dans la démarche de Nicole Docin-Julien. Un moine ermite, comme le chartreux, met ensuite l’accent sur la réponse juste à apporter à chaque instant et témoigne de sagesse : parler ni trop ni trop peu, dormir ni trop ni trop peu, une vraie philosophie de vie, loin de la course aux cadeaux ! Enfin, un roi apprend d’un mendiant le respect du jardin secret de chacun. C’est un monde idéalisé, celui des contes où chacun chemine vers l’essentiel et vers le mystère.
Un beau spectacle cousu main qui a réjoui bien des adultes !

L.L.

Article paru dans les DNA du 24 décembre 2010.

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Le parcours de Jacob

La troisième conférence du cycle d’Arts et cloître «le pèlerin et l’artiste : rencontre et chemins de création» a connu une belle affluence, samedi, au caveau de la chartreuse de Molsheim. Elle était donnée par Eliane Gondinet-Wallstein et intitulée : «Le chemin de Jacob dans la bible et dans l’art et sa rencontre avec l’ange».

Historienne d’art, Eliane Gondinet-Wallstein s’est spécialisée dans le langage de l’iconographie chrétienne et dans la manière dont l’art chrétien a évolué au cours des siècles.

Elle fait régulièrement des commentaires dans la revue liturgique Magnificat et donne des cours sur l’art au Centre Sèvres (Facultés jésuites de Paris). Samedi, elle a emmené son auditoire sur les traces de Jacob, petit-fils d’Abraham, patriarche biblique et grand prophète de l’Islam, qui aurait vécu entre le XVIIe et le XVe siècle avant J-C. Elle retrace son chemin, sa rencontre avec l’ange et son combat, qui sont racontés dans la Genèse.
« Quand j’étais enfant, explique-t-elle, je trouvais l’histoire de Jacob choquante, voire incompréhensible ». La conférencière explique en effet que Jacob achète, contre un plat de lentilles, le droit d’aînesse de son frère Ésaü affamé. Puis vient l’épisode où la mère de Jacob, Rébecca, profite de la cécité de son mari pour lui faire donner sa bénédiction à Jacob ; Esaü, furieux, l’oblige à fuir chez son oncle Laban à Harran. Jacob est sans conteste un personnage plein d’astuce et de surprise. Au cours de son voyage, il passe la nuit à Béthel où il a la vision d’une échelle atteignant le ciel et de Dieu se tenant en haut de cette échelle. « C’est un épisode majeur de l’histoire du peuple juif », indique la conférencière ; elle le présente à l’aide d’une palette variée d’œuvres d’art : mosaïques, fresques, manuscrits, enluminures, en les commentant avec force détails.
Ces récits bibliques ont été également représentés plus tardivement dans l’histoire de l’art chrétien par des peintres ou des graveurs comme Blake, Doré, Rembrandt, Delacroix, Chagall, Gauguin… Eliane Gondinet-Wallstein en livre quelques clefs, commentant ici les postures des anges ou se livrant là à quelque digression poétique, citant W. Blake par exemple : « Voir un monde dans un grain de sable, le paradis dans une fleur sauvage, faire tenir l’infini dans la paume de la main et l’éternité dans une heure ». L’assistance est captivée par la fin du récit, où Jacob rentre au pays, voyage au cours duquel il se bat une nuit «avec» un ange, épisode ayant inspiré de nombreux peintres. « Une histoire de coopération entre l’homme et Dieu, qui garde sa part de mystère », conclue la conférencière.

JM.R.

Article paru dans les DNA du 17 décembre 2010

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Pérégrinations à Brioude

Très forte affluence pour la seconde conférence du cycle « le pèlerin et l’artiste : rencontre et chemins de création » donnée par Christiane Keller, auteur(*) et poète qui a su magnifiquement restituer l’âme de St-Julien de Brioude, la plus grande église romane d’Auvergne, sur la route de Compostelle.

C’est par le biais de la spiritualité, de la symbolique et de la poésie que Christiane Keller en est venue à s’intéresser à Brioude comprenant ainsi d’autant mieux les pérégrinations de tous ceux qui l’y avaient précédée. Avec talent et sensibilité, elle a fait voyager et réfléchir l’auditoire, aidé en cela par un formidable diaporama musical de François Gug et des images de Joël Damase.

Située en Haute-Loire, Brioude est un lieu de confluences dès la protohistoire. Des voies d’eau, de terre et des terrasses au soleil ont favorisé l’accueil et l’installation des populations. Brivas en gaulois veut dire le pont. En effet, la grande route nord-sud franchissait l’Allier et permettait d’aller de Clermont vers le Velay, ou le Gévaudan, ou le Languedoc, ou encore vers Lyon. Brioude devint « centre rayonnant à partir d’un événement fondateur : le martyre d’un soldat romain, Julien, décapité pour sa foi au temps des persécutions de Dioclétien à Vienne (début du IVe siècle) » et lieu de pèlerinage dès la fin du Ve siècle. Depuis l’oratoire primitif se succèdent seize siècles d’activités architecturales, artistiques et spirituelles jusqu’à l’église actuelle. Ce qui fait dire à Christiane Keller que « La sédimentation des expressions de l’art et de la foi fait aujourd’hui de la basilique St-Julien un lieu de haute résonance, un passage à gué où l’humain questionne l’invisible, une histoire de passeur entre l’invisible et le sensible. Comme si notre chemin devenait une histoire de pont, de passage, de passeur, entre deux rives, deux mondes, entre lumière naturelle et spirituelle ». Elle montre aussi la singularité historique de Brioude : « c’est vers l’an mil et au-delà, sous la pression des pèlerins de Julien et de St-Jacques qu’on fit de la collégiale carolingienne une basilique romane. En 950, St-Jacques de Compostelle, libéré de la tutelle musulmane devint un lieu de dévotion majeure : Godescalc, évêque du Puy fut un des premiers à l’honorer. C’est encore à Brioude en 1093 que le pape Urbain II venant du Puy et se rendant à Clermont où il allait prêcher la croisade, y signa le décret érigeant Compostelle en évêché. »

Du point de vue symbolique et spirituel, l’accent est mis sur le chemin comme « dénivelé d’un ici vers un ailleurs, d’un moi vers un autre que moi » symbolisé par l’architecture avec des seuils, des entrées, des choix, des sorties au plan horizontal mais aussi au plan vertical avec l’étagement entre terre et ciel telle la chapelle St-Michel, avec son archange psychopompe, passeur d’âmes.
Ainsi, le passage du plan carré au plan rond symbolise à merveille l’esprit roman entre terre et ciel, à la recherche de Dieu, l’architecture formant un écrin pour la liturgie, art en mouvement par excellence puisqu’elle met l’intime de soi en mouvement. Le pèlerin peut avoir « un avant-goût d’un ciel sur terre » avec les fresques (chapelle du jugement dernier) et les chapiteaux polychromes, commandés par les chanoines-comtes mais aussi avec les vitraux « d’un certain Kim-en-Joong, artiste venu d’un lointain ailleurs, d’un Extrême-Orient, qu’une conversion à un autre Orient intérieur celui-là, mit à la croisée de ces chemins à Brioude ». Artiste et dominicain d’origine coréenne, son projet a été retenu sur 52 en 2008 pour remplacer les vitraux détruits à la Révolution. Chaque baie porte un signe qui lui est propre, liant à la fois l’historique de l’édifice, le respect des Écritures et de la tradition de l’Église.

L.L.

(*) auteur du livre « Brioude, la basilique St-Julien, dans la lumière des vitraux de Kim-en-Joong » avec des photos de Joël Damase, aux éditions du Cerf, 44 €.

Article paru dans les DNA du 16 novembre 2010.

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Sagesse intemporelle  du moine Guillaume de Digulleville

La première conférence organisée par l’association Arts et cloître pour son nouveau cycle « intitulé le pèlerin et l’artiste » a remporté un franc succès. Paule Amblard, historienne de l’art et auteur, est venue de Paris  présenter de façon sensible et profonde la teneur d’un fameux manuscrit oublié de 1370, objet d’un livre qu’elle a dédicacé.

Lorsque Paule Amblard cherchait un sujet de thèse, plus de dix ans en arrière  elle tomba par hasard sur une enluminure faisant partie d’un manuscrit en gothique dont personne ne savait ce qu’il contenait. Intriguée, elle poursuivit sa recherche et découvrit un univers extraordinaire, celui de la sagesse du moine cistercien Guillaume de Digulleville, prieur de l’abbaye de Chenlis près de Senlis, qui avait une immense bibliothèque. Présenté sous forme de pèlerinage terrestre, il s’agit en fait d’un cheminement intérieur à travers les enluminures, utilisant les symboles, la gestuelle  et les couleurs alors en usage pour parler au cœur du pèlerin de 1370. En cette période très troublée par la guerre de cent ans  et la peste noire, ce moine se décide à délivrer un message à ses contemporains dans cette atmosphère de fin du monde où un homme sur trois meurt . On y voit le pèlerin, vêtu de son capuchon, de son chapeau, de sa bourse avec clochettes (qui tintent pour représenter la Parole de Dieu) et de son bourdon, la main ouverte en signe d’accueil. « Au Moyen-âge, rien n’est laissé au hasard, le symbole est une fenêtre ouverte sur l’Invisible » indique la conférencière ; le pèlerin est menée par une belle femme prénommée « grâce de Dieu »qui n’est autre que l’ange gardien du pèlerin qui lui montre le chemin vers la Jérusalem Céleste et l’aide à combattre en lui-même : paresse, orgueil, flatterie,envie,trahison,et détraction. Les symboles empreints de bon sens semblent  amusants et faciles à décrypter ! Ainsi les nombreuses oreilles enfilées sur le bourdon qui figurent la détraction .La vie/pèlerinage  apparaît comme une succession d’efforts à consentir  tout en restant joyeux, à toute époque de sa vie. Une belle leçon qui a transformé la vie de Paule Amblard et celle de l’assistance  captivée par cette sagesse de vie venue du XIVème siècle,  incarnée magnifiquement par la conférencière par delà les recherches d’une historienne de l’art .Et  l’image d’un Dieu de tendresse n’est pas le moins étonnant pour cette époque troublée. Une vraie  découverte et un passage de bourdon à travers une expérience de vie distante de sept siècles !

L.L