Dans le cadre des dix ans d’arts et cloître, une pièce de théâtre singulière Reste avec nous , inspirée d’une nouvelle d’Henri Guillemin de 1944 a été proposée au public de la chartreuse.
Christian Nardin a livré de cette pièce une interprétation magistrale dans une mise en scène à la fois épurée et sensible, avec l’aide du régisseur Stéphane Wollfer et de la maquilleuse Ambre Weber.
Henri Guillemin (1903-1992) agrégé et docteur ès lettres est plus connu pour ses travaux et conférences sur l’histoire ou sur certains écrivains que par cette nouvelle. Reste avec nous , rare à tout point de vue dans son parcours cible un essentiel. Réfugié à Neuchâtel en 1942 pour avoir été dénoncé comme gaulliste dans la presse collaborationniste, Henri Guillemin rédigea à Pâques 1944 cet étonnant récit où il prend le parti pris de ce qui est le plus éloigné des disciples du Christ pour finalement en rendre témoignage.
Christian Nardin, fondateur de la compagnie des Tréteaux de Port-Royal, dans le but de faire découvrir des textes forts parfois méconnus, l’a adapté à la scène. Il entre, immense, vêtu de sa houppelande brune sur un air musical et passe de l’obscurité à la lumière. Simple savetier, il se prénomme Elias Achim et a assisté aux événements de Jérusalem depuis l’épisode des marchands du Temple. Il se réfugie chez un ami pour échapper aux rafles qui ont suivi. La langue est très imagée et pleine de bons mots tirés du langage populaire. Elias ajoute : « on ne s’occupait guère de lui (le Nazaréen), ni Gesmas, ni moi, ni personne des camarades. Son machin, c’était pas pour nous. Un type à ce qu’on disait, qui remettait d’aplomb les bancroches, qui décongelait les chassieux, qui arrêtait le sang aux femmes qui en perdait trop. »
Le jeu de Christian Nardin est très vivant, sensible et passionné à la fois.
Il fait part de la rumeur en discutant avec ses proches. Gesmas (qui finira crucifié aux côtés du Christ) pense que le temps du libérateur attendu est arrivé (le Messie). Ce n’est pas le cas d’Elias qui s’interroge durant une grande partie de la pièce. De témoin sceptique, il va évoluer au fil des événements. Une simple chaise, un pupitre et quelques spots vont servir la mise en scène. Christian Nardin incarne divers personnages au fil de la pièce. Il suffit d’un coup de menton dans la lumière puis l’obscurité pour incarner le reniement de Pierre. Puis de se raidir au prétoire pour incarner Ponce Pilate persuadé que la foule demanderait de relâcher Jésus et non Barabas.
Le jeu de Christian Nardin est très vivant, sensible et passionné à la fois. La voix porte loin et donne vie à tous ces personnages. Les yeux écarquillés, il regarde droit devant ou sur le côté et s’adresse à son interlocuteur en alternant de fortes exclamations ou interrogations puis des phrases plus lentes comme une prise de recul, presque susurrées à lui-même. Une compréhension en deux temps. Le temps de la rumeur et le temps de l’intériorité. Une gestuelle simple accompagne l’ensemble. Elias découvre que cet homme, le Nazaréen est livré à une parodie de justice, suscitée par la haine collective.
De fortes convictions
La langue de Guillemin prend soin de restituer des images fortes (comme le chemin de croix et la crucifixion) tout en étant poétiques malgré tout. Le rythme et le suspense impulsés avec l’arrêt possible de la pièce lors de la mort des trois hommes tiennent le spectateur en haleine. Et là tout change et bascule. En effet, Elias confie son expérience intime de la rencontre du Christ à Emmaus, à l’auberge du poisson.
« Là aussi, il m’a regardé une seconde, deux secondes dans les yeux. Oui c’est bien moi, il m’a regardé. » Cette pièce révèle les fortes convictions de Guillemin, chrétien convaincu en utilisant un langage simple et plein de fraîcheur. Une représentation extraordinaire qui a comblé tous les spectateurs. Un final dans le recueillement grâce à l’obscurité et à la musique. Un moment inoubliable qui restera gravé dans les mémoires.
L.L.
Article paru dans les D.N.A. du 13/05/2017