Le frère Pascal Pradié (*) a su avec talent, perspicacité et sensibilité, resituer dans leur contexte culturel, artistique et spirituel les vitraux des frères Linck, joyaux de la chartreuse de Molsheim.
« Lorsque Strasbourg passe à la Réforme, les chartreux de Koenigshoffen ne trouvent rien de mieux que de se mettre sous la protection de la municipalité qui, très vite, leur interdit de dire la messe et de recruter d’autres moines jusqu’à la destruction de la chartreuse de Strasbourg avec l’emprisonnement des moines en 1591. » En 1597, cinq moines s’installent à Molsheim, terre épiscopale où de nombreux ordres religieux trouvent refuge face à Strasbourg passé au protestantisme.
«C’est une relecture de la foi chrétienne de façon plus humaine»
Le chapitre de la grande chartreuse va autoriser la construction d’une chartreuse à Molsheim intra-muros (1598-1792). En 1614, le grand cloître est construit ainsi que les premières cellules. « Si la chartreuse de Molsheim est bâtie selon un plan très simple comme la chartreuse de Portes, elle est tout à fait « au goût du jour » avec la commande de vitraux pour le cloître. Ces vitraux appartiennent au type du vitrail suisse, de la fin du XVe siècle, de petite taille à inclure dans de grandes verrières en verre blanc », indique le conférencier.
Les donateurs des fenêtres du cloître dont les armoiries apparaissent en bas des vitraux venaient de tous les milieux de l’Alsace. Lors des inventaires successifs réalisés, on dénombre d’abord 114 vitraux (Jean-André Silbermann) puis 95 vitraux en 1790 puis 89 en 1796. Et enfin en 1840, 77 vitraux sont présentés au musée archéologique de Strasbourg. A cette date-là, 37 vitraux ont donc disparu. Tout un marché de collectionneurs se fait jour. Il n’est donc pas impossible que d’autres vitraux puissent être retrouvés. Le prieur Jean-Ulrich Repff fait appel aux frères Laurent et Barthélemy Linck, très en vogue pour réaliser ces vitraux de 1621 à 1631. Cette commande s’inscrit dans un contexte particulier, « celui du mouvement spirituel de la « devotio moderna » qui se développe dans toute l’Europe dès la fin du XVème siècle. C’est une relecture de la foi chrétienne de façon plus humaine, plus intérieure et personnelle, remettant à l’honneur le silence, la solitude et la contemplation. »
Rappelons que les chartreux, ordre fondé par saint Bruno sont à la fois ermites et vivent en communauté. Les vitraux représentent selon Pascal Pradié depuis le nord, l’est jusqu’au sud du cloître : des saints (4), des armoiries de bienfaiteurs (15), des scènes de l’Ancien Testament (13), des scènes du Nouveau Testament (46) et des scènes de vie d’ermites (36). Un seul vitrail du cloître de la chartreuse est conservé au musée de Molsheim, celui de la crucifixion.
La série des ermites
Le conférencier va s’intéresser à la série des ermites plus originale en quelque sorte. Dans ce contexte spirituel, l’artiste flamand Martin de Vos, plus connu pour ses peintures, s’est orienté vers des dessins d’une série d’ermites gravée par Jean et Raphaël Sadeler. Ils ont publié cinq recueils de 30 planches gravées d’après les dessins de de Vos en 1585-86 à Cologne et le conférencier montre, planches à l’appui combien ces planches ont inspiré les vitraux du cloître de Molsheim. Peut-être même que les chartreux avaient ces recueils dans leur bibliothèque. Ces vitraux sont peints sur verre avec des parties colorées et cuites au four préalablement. L’architecture sous forme de colonnes est très présente dans ces vitraux qui, ouvrent comme une fenêtre, avec au premier plan une scène de vie d’ermite (saints Spiridion, Onuphre, Lucius, Marin,…) comme dans les 4 vitraux du château d’Eberstein provenant de Molsheim et s’achèvent avec un paysage varié à l’arrière. A partir de visuels des paysages couplant les gravures et les vitraux connus, Pascal Pradié a réalisé un rapprochement mettant en valeur la proximité des motifs avec les gravures de Sadeler mais aussi l’influence des Flamands pour le paysage, notamment à Venise où fleurit une école néerlandaise vénitienne. Avec deux maîtres dans ce domaine, Paul Bril et Pauwels Franck.
Pascal Pradié formule l’hypothèse « selon laquelle les frères Linck auraient pu s’inspirer du graveur Mathieu Merian (1593-1650) et de ses nombreux recueils. Ils semblent avoir gardé une entière liberté dans le paysage avec leurs origines suisses. Et le prieur de Molsheim a dû leur laisser carte blanche car ils ont introduit des ermites qui ne faisaient pas partie de la dévotion cartusienne. Ils vont donner une véritable nouveauté au vitrail par la vie érémitique en montrant la vie des ermites solitaires. Ce qui aura une influence certaine à l’époque. »
Ainsi Guillaume V fera construire des ermitages pour ses courtisans en Bavière. On trouve également dans les cabinets de curiosités des représentations de pères du désert (celui de Vannes). Soixante-six panneaux réalisés par les frères Link pour Molsheim reprennent des dessins de de Vos et des gravures de Sadeler. Il s’agit là d’une commande et d’une œuvre vraiment exceptionnelle à plus d’un titre, transférée ensuite à Strasbourg à la bibliothèque du Temple et qui pour la plupart périt dans l’incendie de 1870. Certains privilégiés comme Goethe ont pu apprécier la beauté de ces vitraux un siècle avant lors d’un passage à la chartreuse de Molsheim. Un énorme travail qui renouvelle la question et mériterait une publication.
(*) Pascal Pradié est responsable de l’atelier de restauration de l’abbaye de Saint-Wandrille.
L.L.
Article paru dans les D.N.A. du 14/02/2017
La photo du vitrail qui accompagne l’article est de Grégory Oswald, conservateur du musée de la Chartreuse de Molsheim, que nous remercions.