Invitée des conférences Arts et cloître, Valentina Sapienza (*) a exposé le fruit de ses recherches (**) et brossé un portrait de l’atmosphère régnant à Venise à la Renaissance, sous l’angle de la spiritualité et de l’inédit, au-delà de la préciosité des couleurs.
Carrefour des échanges entre l’Orient et l’Occident, Venise, à la fin du Moyen-Âge et au début de la Renaissance, est fortement marquée par le style gothique et touchée très tardivement par le maniérisme. Cependant, si elle se pare de palais et d’édifices religieux somptueux, reflets de sa puissance, les commandes publiques et les riches mécènes favorisent les recherches artistiques et permettent l’élaboration d’une identité propre. Venise, en déclarant l’apogée de la couleur à l’aube de la Renaissance, manifeste tout le raffinement de la culture vénitienne (***).
Influencés par la lumière de Venise, et peut-être aussi par la présence de l’eau, les peintres ont su progresser dans la maîtrise de la lumière, des reflets et de la couleur, faisant de cette dernière le principal motif de l’unité du tableau, à la différence de Florence, où le dessin réaliste prédomine. Valentina Sapienza met en exergue la situation très complexe et très libertaire de Venise au point de vue religieux : « Chacun a voulu prendre des positions personnelles et avoir la liberté de réfléchir aux dogmes. Les grands maîtres ont un point commun : ils aiment emprunter des chemins qui ne sont pas forcément les chemins de la masse, ni des autorités constituées. »
Elle montre dans les tableaux de Titien, Véronèse et Tintoret « l’histoire dans l’histoire » de certains tableaux, qui semblent à première vue anodins.
« Une atmosphère brûlante, faite de feu et de lumière dorée »
Après 1550, Titien retourne à Venise et son style évolue encore. « Les débats religieux touchent surtout la peinture du dernier âge de Titien. Avec l’Annonciation de l’église San Salvador, le peintre dépeint une atmosphère brûlante, faite de feu et de lumière dorée, inédite, empruntée à l’Arétin, ami de celui-ci qui avait écrit une Vie de la vierge. C’est un rapport charnel que décrit l’Arétin et Gabriel est un beau jeune homme, sans l’attribut habituel du lys. La ceinture virginale voltige dans les airs. Cela a dû déplaire aux responsables du couvent ».
Si Titien est passé maître dans l’art du portrait, il réinvente Marie-Madeleine et saint Jérôme dans leur iconographie, par exemple. « Il en fait une figure tragique et héroïque, une beauté vouée désormais à Dieu, avec un vase en cristal, symbole de pureté retrouvée, le crâne et le livre de prière, attributs de l’ermite. Saint Jérôme présente également divers attributs dont le lion mais aussi le lierre, arbre de la croix et l’escargot, symbole de l’ermite, capable de renoncer à tout dans sa coquille. Il garde la certitude de sa profonde foi en Christ, avec la présence du crucifix face au gros lézard, symbole du mal. »
Ne pouvant faire de politique, les bourgeois utilisent ainsi les associations et les peintres glissent quelques messages subliminaux dans leurs toiles. « La lumière dorée du Couronnement de la Vierge de Véronèse dans la sacristie devient une lumière froide dans les toiles du plafond de la nef avec les Histoires d’Esther. Ce changement semble dû à l’exigence du peintre et de ses commanditaires : faire passer un message précis et bien rationnel (celui des circonstances de la commande : le rôle du prieur Torlioni, image exemplaire du « bon pasteur ») ; cette lumière froide pourrait avoir incité les spectateurs, à y voir plus “clair “», ajoute-t-elle.
Le pape Paul III avait auparavant condamné la dégénérescence morale du monastère de San Sébastiano.
« Pour Postel, Venise était la vraie Jérusalem ! »
Enfin, dans l’adoration des mages du Tintoret, à la Scuola di San Rocco, il n’y a pas de cabane autour de l’enfant Jésus, une étrange nuée entoure l’étoile et un homme est à genoux, présenté en pèlerin. Qui est-il ? Valentina Sapienza l’a identifié comme étant « Guillaume Postel, un linguiste, théologien et cabaliste chrétien, né dans un petit village près d’Avranches. Il était lecteur royal de François I er, a fait son noviciat chez les jésuites à Rome puis a été expulsé de l’ordre par Ignace de Loyola lui-même ! Accusé d’hérésie, la peine prévue était la noyade, mais il a été emprisonné quatre ans puis jugé fou. Il est mort cinq mois avant la remise de l’Adoration des mages. Le cycle consacré à la Vierge dans la salle basse de San Rocco doit être lu avec cette double approche. Pour Postel, Venise était la vraie Jérusalem ! ».
Valentina Sapienza a ainsi essayé de démontrer comment, derrière la préciosité des couleurs, se cachait aussi un message parfois difficile à décrypter. Un autre aspect méconnu et peu orthodoxe de la couleur à Venise.
L.L.
Article paru dans les DNA du 5 décembre 2012.
(*) Valentina Sapienza est maître de conférences en histoire de l’art moderne à Lille III.
(**) Son maître, Augusto Gentili, enseigne à Venise et est l’auteur d’une monographie sur Titien aux éditions Actes Sud.
(***) Cf Paul Hills, La couleur à Venise. Marbre, mosaïque, peinture et verrerie (1250-1550), 2009, édition Citadelles et Mazenod.