Les lumières de la baie

Valérie Buisine, assistante doctorante à la Faculté catholique de Lille, était l’invitée des conférences Arts et cloître. Elle a expliqué l’œuvre et le parcours d’Alfred Manessier (1911-1993), grand coloriste devant l’Éternel à travers tableaux ou vitraux.

Manessier a peint des sujets extrêmement divers dans ses tableaux, dont des sujets religieux. Il est réputé pour être un grand coloriste, mais son rapport à la couleur a beaucoup varié tout au long de son œuvre. « Tout commence dès l’enfance en Picardie. Il a vécu à Amiens et Abbeville mais a passé toutes ses vacances en baie de Somme, au port du Crotoy, auprès de son grand-père maternel prénommé Ovide. Il lui apprend à observer la nature et à s’émerveiller devant elle. Là naît son regard de peintre. »

« Sa peinture traduit ce que l’artiste va intérioriser »

Il est attentif aux ris des vagues sur le sable, aux camaïeux de gris, aux coloris changeants. Il commence à dessiner et à peindre à l’adolescence et voudrait suivre des cours aux Beaux-Arts d’Amiens, mais son père l’envoie à Paris faire des études d’architecture. Tout naturellement, il va réaliser des copies de maîtres au Louvre et y rencontre l’artiste Jean Le Moal devant la pourvoyeuse de Chardin. Il s’initie à la fresque avec le peintre Bissière de l’Académie Ramson. « Les œuvres qu’il peint sont directement inspirées du climat de l’époque, entre surréalisme et cubisme. Les couleurs vives ne dépassent pas de la forme. Sa peinture est non figurative, c’est-à-dire qu’elle traduit ce que l’artiste va intérioriser, son ressenti, son émotion. »

Violemment antireligieux, Manessier est issu d’une famille d’ouvriers de gauche à tendance révolutionnaire. Lors de la période nazie, les artistes se dispersent tous et fuient la France occupée. Manessier se réfugie au Bignon, où il achète une petite maison sans électricité ni eau, non loin de la grande Trappe de Soligny. Au milieu de cette période d’angoisses, il décide de faire un séjour à la Trappe avec son camarade Camille Bourniquel. Il y restera trois jours qui vont marquer sa vie définitivement.

Irruption des sujets religieux dans son art

L’élément central de sa vie va être sa conversion en septembre 1943. Il se convertit le troisième jour à l’office des complies pendant le Salve Regina. Il dit : « J’ai profondément ressenti le lien cosmique entre le chant sacré Salve Regina et cette nature autour qui s’enfonçait dans le silence du crépuscule […] Je sentais à les entendre combien notre monde laïc a besoin du sacré. Je n’ai pas vraiment compris ce qui est arrivé. Après trois jours et trois nuits, je suis sorti avec la foi… »

Cela va être dans son art l’irruption des sujets religieux avec les Pèlerins d’Emmaüs ou le Salve Regina au côté de paysages ou de sujets politiques. Il veut être plus libre avec la couleur, mais tâtonne et est déçu car cela ne correspond pas à son ressenti d’après conversion. Désormais, il tracera un chemin vers plus de dépouillement.

Manessier a eu une expérience musicale de sa toile sur le Salve Regina qui rappelle le pouvoir de la couleur proche de celui d’une note. La couleur prendra toute la place et mangera même la forme. Les artistes à cette période approfondissent la quête de la couleur et de la lumière, au contact de la nature.

Ses nombreux voyages en Hollande, Provence, Espagne sont une nouvelle source d’inspiration. « Il transcrit la vitalité de la nature à travers oscillations, rythmes, ruisseaux et pressent que la nature est extrêmement vivante. Même quand ses tableaux sont très sombres, la lumière ressort. »

Véhémence du geste

Rien n’est jamais désespéré : la couleur émerge du fond du tableau par exemple pour ses paysages espagnols ou pour ses Passions du Christ. C’est pourquoi on peut parler de couleur lumière, étayée par une technique précise. On dénote une certaine véhémence du geste de Manessier dans la facture de ses tableaux. « Il veut montrer l’infiniment petit de la nature et comment Dieu voit tout cela. Il se fait visionnaire pour nous conduire au cœur de la terre à tel point que certains lui ont reproché son panthéisme. »

Pour lui, l’acte de peindre est un geste de salut. La force de la couleur de Manessier vient de la force de son émotion. Citons ses hommages à Dom Helder Camara ou à Martin Luther King ou encore à Jean-Paul Kaufmann. Il veut montrer dans son œuvre y compris dans les nombreux vitraux d’Abbeville, son œuvre testament que la couleur est capable de faire jaillir la lumière et qu’il y a du sens. Il part du jeudi saint, passe par la crucifixion et la résurrection jusqu’à la Pentecôte. L’ombre de la croix est colorée et ressemble davantage à un arbre de Jessé, elle annonce déjà la résurrection. La pierre tombale se retire et la lumière blanche de la résurrection émerge.

Juste avant de mourir, il écrit ceci : « Quelles que soient les vicissitudes de la vie, nous devons aboutir à cette joie. » Ce sont les derniers mots d’un croyant et d’un grand artiste de la couleur. Une conférence lumineuse qui a donné envie de partir sur les traces d’Alfred Manessier en baie de Somme.

L.L.

Article paru dans les DNA du 7 avril 2013.