Une certaine idée de la femme et de la foi

Caveau comble pour la dernière conférence d’Arts et cloître où l’invitée Christiane Rancé, essayiste, grand reporter, spécialiste des religions, a séduit l’auditoire par un propos brillant sur une femme exceptionnelle du siècle d’or, Thérèse d’Avila (*).

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Christiane Rancé situe tout d’abord le cadre géographique, politique et économique de la vie de Thérèse d’Avila, née en 1515 dont nous fêtons le 500e anniversaire. « L’Espagne est alors la première puissance géographique et politique en Europe. Elle découvre l’Amérique, l’Afrique, le Japon et les Philippines ; les frontières du pays sont donc étendues à l’extrême. Séville voit arriver un énorme afflux d’or ramené par les caravelles. Tant et si bien qu’on laisse tomber l’élevage, les manufactures ferment et la spéculation sur l’or va bon train. Des fortunes s’écroulent, tout est fondé sur l’apparence et le bling-bling. »
Copernic vient de découvrir que la terre n’est plus le centre de l’univers mais tourne autour du soleil. « Une espèce de terreur métaphysique s’empare des hommes de cette période. C’est aussi l’époque du schisme de l’anglicanisme, des propositions de Luther et de la vente des indulgences. »

Sauver son âme

Depuis le VIIIe siècle, les rois catholiques ont entrepris la Reconquête des terres espagnoles sur les Maures. « Dans ce siècle qui ruisselle d’or, cette femme, Thérèse d’Avila, va se révéler nécessaire en sauvant une certaine idée de la femme et de la foi », indique Christiane Rancé. La première démarche de Thérèse d’Avila, dans ce contexte, à l’âge de 15 ans, est de vouloir sauver son âme. Elle est la troisième d’une famille de onze enfants.
Son père, veuf, d’origine juive, est un riche marchand de draps. Christiane Rancé nous présente des aspects inconnus de la vie de Thérèse qui nous la rendent plus proches. « Thérèse est extrêmement jolie, a beaucoup de charme, met tout le monde dans sa poche et va mener une vie très dissipée. Elle fait le mur pour voir ses fiancés. Son père s’en aperçoit et décide de la mettre au couvent. Elle se nourrit de la lecture de romans de chevalerie.
Elle va prendre le voile pour éviter de se marier et de s’occuper de ses frères et sœurs. Elle rentre chez les carmélites où elle mène une vie très mondaine, prononce ses vœux à 20 ans et s’ennuie pendant vingt ans où elle est Chimène au parloir. » Elle prie Dieu mais n’arrive pas à prier ni à pleurer. À 39 ans, elle tombe sur une image du Christ à la colonne et elle a une révélation de l’amour du Christ pour elle. On ignore de quelle œuvre d’art il s’agit. Thérèse est exceptionnelle à plus d’un titre car elle sait lire. Les jeunes filles ne pouvaient apprendre à lire que sur l’épaule de leurs frères. La patristique va être traduite en castillan et elle va ainsi découvrir saint Augustin. Elle va écrire ensuite plusieurs livres dont Les Fondations , le Livre de la vie , le Château intérieur … alors qu’une femme n’a pas le droit d’écrire. « Elle va connaître ravissements, colloques, lévitations, extases, transverbération. Elle entendra Jésus lui parler. On explique à ce moment-là qu’elle est possédée par le diable. Elle va partir à la recherche de directeurs spirituels chez les dominicains ou les jésuites », précise Christiane Rancé.

Seize monastères de carmélites

Elle voyage en carriole avec quelques religieuses alors que seules les femmes de mauvaise vie y sont autorisées. « Quand je veux quelque chose, je le veux impétueusement », dit-elle. Elle quitte l’ordre en 1570 et crée un petit couvent pour 12 sœurs. Son frère Rodrigo lui donne l’argent nécessaire à cet achat. Elle va fonder seize monastères de carmélites et quatorze de carmes réformés. Elle réforme le Carmel. Elle a rencontré Juan Yepez, plus connu sous le nom de Jean de la Croix. Carme, il rêvait d’être chartreux, il a vingt-cinq ans de moins qu’elle et elle entretiendra une amitié éblouissante avec lui. Elle refuse ses pénitences (flagellation) et demande à ses sœurs d’être libres et joyeuses. Il sera responsable des carmes déchaussés côté hommes.

Sensible à l’art et à la musique

Christiane Rancé brosse cette figure singulière du siècle d’or qu’est Thérèse d’Avila à la fois réformatrice du carmel, vivant de mendicité et de pauvreté et toute à sa quête spirituelle, elle qui deviendra Docteur de l’Église. On s’aperçoit que cette femme est tout à fait de son siècle, traversée par des doutes, des questionnements et exceptionnelle par sa liberté et sa forte vie de foi ; c’est la période de la controverse de Valladolid. La foi chrétienne a-t-elle le droit d’être imposée ailleurs ? Elle est aussi sensible à l’art et à la musique de son temps, chinant pour ses couvents quelques tableaux. « Pour approcher de Dieu, il convient d’avoir une image. Elle prend conscience de l’immense mystère de l’Incarnation. Pour Thérèse d’Avila, manifester une expérience de l’amour de Dieu passe par l’amour de l’autre. Et pour elle, on ne peut pas aimer Dieu si on n’est pas libre de l’aimer, » insiste Christiane Rancé. Thérèse d’Avila meurt en 1582 à Alba de Tormes.
Les religieuses d’Avila vont vouloir voler son corps… Plusieurs œuvres littéraires demeurent, dont le château intérieur ou le livre des demeures, œuvre qui a profondément bouleversé des gens aussi différents que Verlaine, Simone Weil, Marguerite Yourcenar, Émile Cioran, Pierre-Jean Jouve… Une femme et une sainte universelle qui interroge chacun encore aujourd’hui et que Christiane Rancé a admirablement su dépeindre à la fois dans sa conférence et dans son essai.


(*) Son livre intitulé La passion Thérèse d’Avila a eu récemment le prix de l’essai de l’Académie française.

L.L.

Article paru dans les D.N.A. du 10/02/2016.